* Elham Kadkhodaie, professeur adjoint à la Faculté des études mondiales, Université de Téhéran.

En 1897, dans la ville de Bâle, en Suisse, un groupe d’individus s’est réuni pour jeter les bases d’un État pour « une nation qui n’existait pas encore ». [1] Les efforts officiels et officieux de ce mouvement ont finalement conduit à l’établissement sur la terre palestinienne du régime israélien - un régime qui tente de plus en plus de nier son anormalité et son illégitimité. Cette anomalie et l’existence de nombreuses contradictions entre la vraie nature d’Israël et la façon dont il essaie de se représenter ont contraint Israël et ses partisans à travers le monde à concentrer leur budget et leur énergie sur le projet de « normalisation ». Des contradictions telles qu’être démocratique ou juif, être colonial ou anticolonial, et être oriental ou occidental ont posé de sérieux problèmes pour définir une identité nationale claire et présenter une image favorable du régime sioniste au monde.

L’un des aspects anormaux d’Israël est son étrange relation avec le colonialisme et les puissances coloniales à travers l’histoire. Le phénomène sioniste était en fait une réponse des juifs européens au problème de la discrimination et au défi de l’identité juive. Il a essayé de fournir une prescription thérapeutique issue des mêmes sociétés qui était à l’origine de la maladie. En d’autres termes, les sionistes ont prescrit le racisme et le nationalisme juifs pour sauver les Juifs du racisme et du nationalisme extrêmes de l’Europe. Cela ne pourrait être mis en œuvre sans l’utilisation d’outils coloniaux et le soutien des puissances impérialistes. Se familiariser avec la perception et l’état d’esprit des Occidentaux à l’égard des pays islamiques à l’époque coloniale, phénomène bien décrit par les critiques de l’orientalisme, montre comment les bases du sionisme politique ont été posées. Le fait que les militants sionistes essaient de dépeindre comme légitime la création d’un État pour eux-mêmes au milieu des territoires islamiques en niant complètement les droits des personnes vivant dans cette région, provient de la façon dont la conquête, l’occupation et l’exploitation des nations ont été normalisées tout au long de l’histoire de colonialisme. C’est pourquoi qualifier le régime israélien d’« État colonisateur » en est l’une des descriptions les plus précises. Bien sûr, l’histoire des concessions du gouvernement ottoman aux pays occidentaux était également un terrain propice à une telle agression, de telle sorte que des années avant l’effondrement de l’Empire ottoman et l’occupation de la Palestine, les puissances européennes étaient présentes en Palestine sous prétexte de soutenir la minorité chrétienne et de faciliter les relations commerciales. Et ils ont reçu de vastes privilèges de cet empire. Ces concessions et contrats, connus sous le nom de capitulation, avaient en pratique abouti à la formation d’une sorte d’État dans l’État.

Dans ses efforts considérables pour concrétiser le projet sioniste, Theodor Herzl a entamé des dialogues avec la Grande-Bretagne pour prendre le contrôle de la région d’Al-Arish dans le désert du Sinaï, avec le Portugal pour une zone au Mozambique, avec la Belgique pour une partie du Congo et avec l’Italie pour s’emparer d’une partie de Tripoli, en plus de rencontrer et de négocier avec le sultan ottoman. Ces dialogues confirment l’idée que le sionisme est complètement issu de l’approche coloniale de l’Europe, mais considérant qu’il n’avait pas de gouvernement et d’armée indépendants comme les pays européens, il devait obtenir le soutien de ces gouvernements pour mener à bien, à son place, l’occupation et la colonisation. Selon le penseur pakistanais Shahid Alam, un aspect important de l’exceptionnalisme d’Israël a été le succès du sionisme à convaincre la Grande-Bretagne coloniale de compléter la phase d’occupation et de colonisation à sa place. Bien sûr, les sionistes, à l’aide de leur familiarité avec l’atmosphère politique de l’Occident, ont pu les convaincre qu’ils seraient un bon représentant de la civilisation occidentale dans le monde arriéré et sauvage - tel que décrit dans la perspective orientaliste - de l’Asie de l’ouest. Herzl écrit dans L’État juif : « Nous devrions y former une portion de rempart de l’Europe contre l’Asie, un avant-poste de la civilisation par opposition à la barbarie. Nous devrions, en tant qu’État neutre, rester en contact avec toute l’Europe, qui devrait garantir notre existence ». [2] Ehud Barak, ancien Premier ministre d’Israël, a décrit Israël dans une interview comme « une villa au milieu d’une jungle. » [3] En d’autres termes, les sionistes ont réussi à changer leur image - dans la classification sociale discriminatoire de l’Europe -, d’être des Orientaux ou « les autres » à être des Occidentaux civilisés capables de protéger les intérêts des puissances européennes en Asie de l’ouest.

L’interaction de la Grande-Bretagne coloniale avec le sionisme ne s’est pas limitée à l’occupation de la Palestine et à l’officialisation de la création d’un « foyer national » pour les Juifs dans ce pays sous la forme de la Déclaration Balfour. Pendant les années de tutelle, la Grande-Bretagne a préparé les individus et les institutions sionistes à atteindre l’indépendance politique avec le type d’interaction qu’elle a eu avec eux. Leur accorder une autonomie dans divers domaines tels que la santé, l’éducation, la formation et leur fournir des équipements militaires en sont des exemples.[4] En d’autres termes, les sionistes, bien qu’ils n’aient pas de gouvernement officiel, ont essayé d’acquérir de l’expérience et de développer une main-d’œuvre efficace en prenant en main les affaires exécutives de la minorité juive de Palestine, en créant des institutions et en coopérant avec la Grande-Bretagne. [5] Cette autonomie a trouvé une légitimité juridique en formalisant les institutions sionistes dans le texte du document de tutelle approuvé par la Société des Nations. [6] L’article 4 du document parle de la création d’une Agence juive dans le but de coopérer avec le gouvernement dans les affaires économiques et sociales, relatives au « foyer national juif » sur les territoires palestiniens. [7] C’est alors que, aucune légitimité ou formalisation similaire dans ce document n’est donnée aux institutions palestiniennes (Khalidi). Bien que la Haganah, la branche militaire du pseudo-gouvernement sioniste, soit apparemment clandestine et illégale, la coopération militaire légale entre les sionistes et la Grande-Bretagne sous la forme de la police palestinienne a en fait fourni une formation militaire aux sionistes. Toujours pendant le soulèvement arabe de 1936 [connu sous le nom de révolte arabe], Orde Wingate, officier supérieur de l’armée britannique, a créé des escouades spéciales de nuit pour entraîner et utiliser les forces sionistes dans la répression violente des Palestiniens. L’impact de cette coopération avait été tel que Moshe Dayan, ancien ministre de la Défense d’Israël, a déclaré à propos de Wingate : « Il nous a appris tout ce que nous savons ». [8] D’autre part, les Palestiniens, qui étaient les habitants d’origine de ce territoire et bien sûr constituaient la majorité, étaient non seulement privés de ces privilèges, mais la Grande-Bretagne a empêché l’émergence de dirigeants efficaces et la formation de la Palestine en tant qu’unité politique indépendante par diverses ingérences, l’intensification des rivalités tribales entre des familles célèbres et influentes, et la répression sévère et violente des mouvements de protestation. Certaines des méthodes de répression inhumaines utilisées par le régime sioniste aujourd’hui, telles que la punition collective et la démolition de maisons, sont les méthodes utilisées par les dirigeants britanniques de la Palestine. Le plus violent et le plus efficace s’est produit lors du soulèvement arabe de 1936 au cours duquel le mouvement populaire palestinien en tant que protestation contre l’occupation britannique et l’immigration des Juifs dans leur pays a été sévèrement réprimé et tous les éventuels dirigeants palestiniens de la résistance ont été exécutés ou exilés. Ainsi, en 1948, lorsque les Britanniques ont quitté la Palestine et que le régime israélien a proclamé son indépendance, le régime a pratiquement acquis tout l’équipement d’un gouvernement indépendant et efficace (et bien sûr répressif).

Un point important dans l’histoire du sionisme, et ce qui nous fait qualifier d’« étrange » le rapport d’Israël au colonialisme, c’est la rencontre pragmatique du phénomène sioniste avec les puissances coloniales, c’est-à-dire que les sionistes coopèrent avec les puissances occidentales dans la mesure où il est en accord avec leurs intérêts. Par conséquent, au milieu de l’intensification de la lutte des Palestiniens contre l’occupation de leur territoire, de l’immigration aveugle de Juifs européens en Palestine et de la restriction de l’immigration par les Britanniques, les sionistes se sont soulevés pour s’opposer et affronter les forces britanniques. Cet affrontement est devenu violent, dans la mesure où les forces militaires sionistes ont en pratique utilisé le terrorisme pour atteindre leurs objectifs, et finalement, elles ont forcé les Britanniques à quitter cette terre en augmentant le coût de leur présence en Palestine. Pourtant, les sionistes ont tenté de le justifier dans leur récit, présentant ce terrorisme comme une lutte de libération contre le colonialisme, et Israël comme le résultat de cette lutte anticoloniale.

Dans les premières années de la formation du sionisme et du début de l’immigration juive en Palestine, certaines pensées naïves ont été exprimées telles que la possibilité pour les Palestiniens et les immigrants juifs de vivre en paix ensemble ou le transfert pacifique des Palestiniens vers les pays voisins, idées fausses qui s’inspiraient de l’esprit colonialiste et qui avaient été institutionnalisées en Europe pendant de nombreuses années, ignorant les principes de l’humanité et du caractère Oriental. Mais en fait, c’est cette force, cette violence, cette discrimination et, bien sûr, cette légitimation basée sur une légalisation fictive du colonialisme britannique qui a rendue possible la formation d’Israël. Mais ce qui distingue Israël des autres projets coloniaux des pays européens, ce n’est pas seulement sa formation à une époque où la vie officielle du colonialisme classique touchait à sa fin, mais c’est aussi la nature de ses rapports avec le colonialisme. Les sionistes ont dû forcer un gouvernement colonial à coloniser une terre pour eux, et ce, pour la première fois dans l’histoire (Alam).

Bien sûr, la dépendance et l’association d’Israël avec le colonialisme ne se terminent pas avec la déclaration d’indépendance de ce régime en 1948. Avec l’émergence des États-Unis d’Amérique en tant que puissance mondiale et le colonialisme moderne, les activités de politique étrangère du régime sioniste se sont concentrées à gagner le soutien illimité des États-Unis et à nouer une « relation spéciale » avec eux en se présentant comme une base puissante du Front occidental en Asie de l’ouest, dans la lutte mondiale contre le communisme. L’opération Nickel Grass pendant la guerre de 1973 et la fourniture et le transfert continus de centaines de tonnes de matériel militaire à Israël par l’US Air Force, alors que l’Égypte avait porté de sérieux coups à ce régime, sont parmi les exemples d’un tel soutien illimité.

La relation entre le sionisme et le colonialisme, que ce soit sous sa forme traditionnelle ou moderne, est une relation mutuelle et changeante. Sans le soutien des puissances impérialistes, l’immigration massive de Juifs en Palestine et la formation du régime israélien ainsi que la continuation de son existence n’auraient pas été possibles. D’autre part, sans l’existence de ce régime « basé sur la colonisation » dans la région, les pays coloniaux auraient été confrontés à de sérieux problèmes pour sécuriser leurs intérêts dans la région. Bien sûr, plus importante encore que ces questions, c’est que l’idée d’Israël est venue de la vision raciste et colonialiste des Européens. La logique de l’immigration exclusive basée sur l’ethnicité, la colonisation, la création et la préservation de la majorité juive et la formation de l’État juif est une logique tout à fait indissociable des fondements de la discrimination raciale et du colonialisme. Après la guerre des six jours de 1967 et l’occupation de nouvelles terres par Israël, cet enchevêtrement entre la logique colonialiste et la nature d’Israël ne pouvait plus être occulté et posait de sérieux défis non seulement sur le plan international, mais aussi identitaire, même pour les habitants de l’entité sioniste. Israël, qui était occupant et colonisateur depuis le début, ne pouvait et ne peut plus cacher sa réalité coloniale.

 

(Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de Khamenei.ir.)

 

 

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Références :

[1] ALAM, M. Shahid. L’exceptionnalisme israélien : la logique déstabilisatrice du sionisme, Palgrave, 2009.

[2] HERZL, Théodore. L’État juif,  traduit par Sylvie d'Avigdor, 1946.

[3] ELDAR, A. « Le prix d’une villa dans la jungle », Haaretz, 30 janvier 2006, https://www.haaretz.com/2006-01-30/ty-article/the-price-of-a-villa-in-the-jungle/0000017f-eda5-d0f7-a9ff -efe5356e0000

[4] KHALIDI, Rachid. « La guerre de cent ans contre la Palestine: une histoire du colonialisme et de la résistance des colons », 1917–2017. Henry Holt and Co, 2020.

[5] HUREWITZ, J.C. La lutte pour la Palestine. Plunkett Lake Press. 2022.

[6] Secrétaire général de l’ONU et Société des Nations. « Text of Mandate [for Palestine] / Texte du mandat [pour la Palestine] », Bibliothèque numérique des Nations Unies, 18 avril 1947, https://digitallibrary.un.org/record/829707?ln=en

[7] Secrétaire général de l’ONU et Société des Nations. « Text of Mandate [for Palestine] / Texte du mandat [pour la Palestine] », Bibliothèque numérique des Nations Unies, 18 avril 1947, https://digitallibrary.un.org/record/829707?ln=en

[8] WEINTHAL, Benjamin. « Le général israélien accuse un responsable allemand "antisémite" d’avoir diffamé un héros israélien », Jerusalem Post, 12 août 2022, https://www.jpost.com/diaspora/antisemitism/article-714601